– Ils seront bientôt là Mon Seigneur.
Les yeux perdus, loin au-dessus des remparts, son cœur se serra à ces mots… Il observait le coucher du soleil. C’était peut être la dernière fois qu’il le voyait, qu’il voyait ces collines, qu’il voyait son peuple… L’ennemi arriverait à leurs portes cette nuit et il le savait, ils seraient bien plus nombreux…
Il avait fait la promesse de protéger chaque vie vivant sur ce domaine et il était sur le point de la rompre. Le précipice qui s’étendait devant ses yeux en cet instant s’étendait aussi dans son cœur, lui assénant le sentiment d’être piégé au bord d’un grand vide.
– J’ai fait préparer et nettoyer ton armure.
La voix douce et bienveillante de sa cousine le sortit de ses pensées. Bien qu’elle n’aille pas se battre, ayant choisi une vie pacifiste, elle avait été un soutien de taille pour lui ces dernières semaines. Ses précieux conseils avaient retardé la bataille et il lui était vraiment reconnaissant de l’espoir qu’elle portait là où il n’y en avait plus.
– Je te remercie, chère cousine. Que ferais-je sans toi ? Il s’approcha d’elle, prit ses mains et la regarda en souriant. Puisses tes prières nous guider et nous mener à la victoire.
Détournant son regard du sien, il plongea dans l’obscurité de l’escalier pour rejoindre ses appartements. Là, il contempla les couleurs de sa famille qui ornaient fièrement son tabard. Il se remémora alors les derniers mots de son père. “Protège chaque vie en ce domaine, tel est ton devoir et celui de tous ceux qui porteront notre nom de par les siècles ».
Puis il s’avança et franchit la porte, prêt à affronter la mort…
*
“Seul le plus grand des sacrifices peut mener à la victoire. Lui seul peut sauver les causes perdues et lui seul peut sauver du désespoir… Tout donner pour tout sauver…”
*
Couvert de sang, au bord de la mort, il fut ramené du champ de bataille par les siens et étendu sur une couchette froide dans le hall… D’ici il ne pouvait qu’entendre les cris de la bataille qui déchiraient la nuit. Torturé par ces derniers, il trouva la force de se relever pour commettre l’irréparable… Tout donner, pour tout sauver…
Il se rendit péniblement dans la crypte. Là il pleura, implora, supplia les puissances les plus obscures de ce monde de l’aider à vaincre ce mal. Il offrit son âme, sa vie, son existence pour cela.
Livré au néant… Livré à ce vide… à cette mort indicible, ou seul le silence survit… Destructrice et salutaire, il embrassa cette ombre d’où renaît la puissance et l’infamie. Et sous le regard de ses lumineux et glorieux ancêtres qui reposaient là, le dernier battement de son cœur se perdit et il se releva dans les ténèbres, ne faisant plus qu’un avec elles.
Perdu, assoiffé, désorienté dans ce nouvel état qui le prenait, tiraillé entre l’envie de tuer et de sauver, ses yeux se portèrent sur sa cousine. Elle avait appris son retour et l’avait cherché partout dans le château. Aussi dès qu’elle le vit, elle se précipita vers lui.
– Tu es là ! Que fais tu ? Tu devrais t’allonger, tu n’es pas en état ! Tu trembles…
Hélas, seul le son de ses veines emplies de sang battant était perceptible et lorsqu’elle le rattrapa alors qu’il s’écroulait sur le sol, il enfonça ses dents instinctivement dans sa gorge, car il n’avait jamais rien autant désiré de sa vie en cet instant.
Et tandis qu’elle hurlait et tentait de se débattre, lui ne ressentait que son sang se déverser en lui, que ses ongles tranchants se plonger dans sa chair et que la mort l’emporter lentement. Le sacrifice à payer était bien plus grand que ce qu’il avait cru, car à jamais sa promesse devait être rompue et toute sa lignée devait s’éteindre…
Étendu sur le sol, tenant dans ses bras ce corps frêle dont la chaleur disparaissait peu à peu, il se releva et jura sur cette mare de sang et de larmes que tout ceci ne serait pas vain.
Et tandis que les ténèbres de la nuit commençaient à décroître, les hurlements se levèrent. Des milliers de voix et de cœurs s’éteignirent dans le bleu de cette aube. Conséquence de l’ivresse d’une puissance démesurée payée au prix fort ? Ou conséquence de l’avarice de certains, poussant à détruire et à mettre à genoux ? Certains diront que justice a été faite, d’autres diront que rien ne pouvait justifier un tel massacre.
*
Dans les années qui suivirent, le château se dépeupla. Nombreux furent ceux qui racontèrent que la nuit l’ancien seigneur des lieux arpentait les couloirs, assoiffé et prêt à prendre la vie des imprudents qui ne dormiraient pas. Aujourd’hui, seuls restent les ruines et les promesses brisées.
